Qui a déjà eu l’occasion d’observer un peu attentivement le comportement de corvidés, le sait bien : ce sont des oiseaux dotés d’une sensibilité et d’une intelligence remarquables. D’ailleurs, les études scientifiques portant sur leurs capacités cognitives et émotionnelles donnent raison à ceux qui les considèrent comme des êtres sensibles et comme des êtres pensants.
Aujourd’hui, on sait les corvidés capables d’utiliser des outils. En situation expérimentale, ils se saisissent d’un grillage pour tamiser la nourriture ou d’une feuille de papier pour balayer devant la porte de leur cage de façon à rapprocher des aliments trop éloignés d’eux. Ils ont l’idée de mettre des pierres au fond d’un récipient pour faire monter le niveau de l’eau et atteindre ainsi des aliments flottant en surface lesquels, sans cela, resteraient inaccessibles. Ils sont capables d’opérations mentales pour atteindre un objectif (du type « si je fais ça, il se passera ça ») même quand le résultat escompté est différé et exige jusqu’à 7 opérations différentes. Ils réussissent là où échoue la plupart des enfants de 4-5 ans.
Capables de tenir un raisonnement logico-déductif, de faire des prévisions et d’en tirer les conséquences en adaptant leur comportement, les corvidés sont aussi doués d’empathie. Par exemple, observer la déconvenue d’un congénère manifestement de mauvaise humeur après l’ouverture d’une boîte contenant habituellement des denrées très appréciées conduit le corvidé observateur, lorsque son tour est venu d’approcher de la boîte, à s’en approcher en « traînant les pieds » c’est-à-dire en y mettant deux fois plus de temps qu’il lui en faut d’ordinaire. Pour que l’émotion de l’autre soit si contagieuse, encore faut-il pouvoir se mettre à la place de ce dernier et prévoir que sa déception apparente risque fort d’être sienne à l’issue de la même démarche.
Une cervelle d’oiseau ?
On a longtemps pensé l’intelligence proportionnelle à la taille du cerveau (au début du XXème siècle encore, les espèces animales, de la souris à la baleine, étaient l’objet de classements par poids encéphalique). La croyance a vécu et, depuis quelques années, on s’enthousiasme (ou pas) de constater que les corvidés sont aussi performants que les primates du point de vue cognitif.
Déjà ils mémorisent énormément, y compris les visages humains hostiles. Mieux, un corvidé (geai, pie, corneille, etc) se souvient parfaitement de l’endroit où il a caché de la nourriture et si un voleur potentiel l’a repéré en train de la dissimuler, alors il multipliera les caches ou attendra d’être seul pour la changer de place. Idem s’il se sent ou se croit espionné. Les résultats d’une étude conduite par des chercheurs américains montrent qu’un corvidé s’imaginant possiblement observé par un congénère à travers un judas ouvert cache sa nourriture en multipliant les précautions, ce qu’il ne fait pas judas fermé. Autrement dit, ces oiseaux sont capables de prêter des intentions à autrui, d’attribuer des dispositions mentales non observables mais supposées ce qui mobiliserait un « savoir » fait de connaissances et d’expériences des comportements d’autrui comme des situations. Aujourd’hui, les recherches sur les capacités cognitives des corvidés se multiplient et divisent les chercheurs parce que leurs résultats bousculent la Théorie de l’Esprit (theory of mind, ou TOM), censée être l’apanage de l’Homme et l’un des piliers du spécisme.
Ce qui, en eux, les rend si semblables à l’Homme
Que la TOM puisse être partagée par les corvidés, que ceux-ci soient bombardés par des neurobiologistes au sommet de la cognition et même considérés comme plus intelligents que les gorilles, les bonobos ou qu’un petit enfant dérange une partie de la société. En particulier en France ceux qui tiennent au classement de près de la moitié des espèces de corvidés en « nuisibles » (ESOD désormais, pour Espèces Susceptibles d’Occasionner des Dégâts). Effectivement, comment continuer à persécuter et à tuer par centaines de milliers des êtres si proches, si semblables par l’esprit si ce n’est par l’apparence, de ce que nous sommes ? Comment continuer à programmer des opérations de destruction, des tirs et le piégeage des adultes en pleine période de reproduction tout en prévoyant que les petits agoniseront dans les nids faute de parents pour les nourrir ? Dilemme : pour tuer des êtres sensibles et pensants, ne faut-il pas soi-même cesser de penser et de s’émouvoir ?
S’émerveiller de leurs jeux, de leurs sociabilités
En situation naturelle, les corvidés ne sont pas spécialement agressifs. Leur méfiance et leur agressivité envers l’humain tendraient à augmenter dans les zones où une forte pression de destruction s’exerce sur eux. Au contraire, il apparaît qu’ils jouent, seul ou entre eux, souvent avec de petits objets et sans autre but semble-t-il que le plaisir qu’ils peuvent en retirer : des vidéos virales sur les réseaux sociaux en témoignent qui montrent l’une un spécimen faisant de la luge sur le toit enneigé d’un immeuble ; l’autre, plusieurs sujets se laissant glisser sur des parebrises et exécutant des pirouettes et des roulades sur des capots de voitures en Russie.
Entre eux, ils communiquent au moyen d’un « langage » formé d’un répertoire gestuel et de vocalisations. Le type de cris, leur répétition ou non et l’intervalle entre les sons émis fonctionnent comme des « messages » efficaces. Par exemple pour signaler un danger aux autres et leur permettre de le localiser dans le temps (danger à l’approche ou imminent) et dans l’espace (approche par les airs ou sur terre). Des gestes sont intentionnellement utilisés à des fins affiliatives, c’est-à-dire en vue de manifester de l’intérêt à un éventuel partenaire et d’évaluer le sien. Ce langage gestuel a été observé chez le Grand Corbeau, en liberté. Les corvidés pointaient du bec pour désigner des objets à la manière des petits enfants qui, vers l’âge de 11-13 mois, pointent du doigt dans une direction pour attirer l’attention de leurs parents sur quelque chose. Les oiseaux se « déclaraient » aussi en offrant de la mousse, des brindilles…
Une intelligence au service des petits au nid
Le soin que les corvidés ont de leurs petits dénote aussi leur intelligence. Ainsi chez les geais les va-et-vient de nourrissage diminuent-ils lorsque le risque de prédation de la nichée augmente. Susceptible d’être repéré et de permettre la localisation du nid par le prédateur, le manège des adultes nourriciers cesse en cas de risque immédiat. Exposer les petits aux coûts de la privation alimentaire n’est généralement pas avantageux – sauf quand la stratégie permet d’écarter ou de réduire le risque de prédation pesant sur sa nichée.
Changer notre regard sur cette famille d’oiseaux
Différemment selon les espèces et au cours de leur cycle de vie, les corvidés sont dans l’ensemble une source d’émerveillement pour qui les observe agir et interagir. On peut décider de les ignorer. Ou décider de les voir et, dans ce cas, forcément, l’envie de les protéger et de les aider vient. Comment rester insensibles et passifs quand on les voit se rassembler auprès de leurs morts ? A l’instar des éléphants, les corneilles font partie de ces rares animaux qui semblent pleurer la mort de leur partenaire. Nul doute qu’elles sachent ce qu’est la mort. Et elles en ont peur.
Si un changement de regard sur les corvidés se produisait dans notre société, ce serait probablement parce que par-delà les différences nous aurions enfin pris conscience de ce qui en eux est si semblable à nous. La vie et le statut des espèces persécutées, orphelines de considération, s’en trouveraient alors peut-être améliorés.